https://lesjours.fr/obsessions/dix-ans-13-novembre/ep5-bajolet-dgse 2015-2025 : leur 13 Novembre À la DGSE, Bernard Bajolet, le bras armé de la riposte Dix ans après, « Les Jours » recueillent l’écho des attentats du 13 novembre 2015. Aujourd’hui, l’ex-maître espion raconte ses erreurs et la réplique contre l’État islamique. Bernard Bajolet Épisode n° 5 7 novembre 2025 Texte Thierry Lévêque Photo Laura Stevens En résumé Il sera écrit qu’après le 13 novembre 2015, c’est par l’œuvre d’un diplomate de carrière, et non d’un policier ou d’un militaire, que la France a plongé sans retenue les mains dans le cambouis de l’action clandestine à l’étranger. Il demeurera dans l’histoire que c’est Bernard Bajolet qui a commencé à muscler sans états d’âme les pouvoirs légaux et les moyens de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) : le travail des espions et des commandos du service « Action », écouter et surveiller tous azimuts avec des moyens d’intrusion décuplés par le numérique, envoyer à l’occasion au tapis les ennemis de la France en territoire étranger, peut paraître on ne peut plus éloigné des tâches feutrées d’un ambassadeur. Pourtant, c’est lui qui a sorti l’artillerie. Lui, l’énarque et intellectuel (promotion Léon-Blum en 1975), lui, l’homme de dialogue passionné du Proche-Orient, avec des postes d’ambassadeur en Jordanie, Bosnie, Irak, Algérie, Afghanistan, de représentant spécial du gouvernement français à la conférence de paix de Madrid de 1991 entre Israéliens et Palestiniens. Le budget de la DGSE a décollé jusqu’à doubler en une quinzaine d’années pour dépasser, en 2025, le milliard d’euros annuel (plus des fonds spéciaux annuels en cash, pour des dizaines de millions), les effectifs passant de 4 400 à 7 200 agents sur la même période. La DGSE, à l’image jadis plombée dans les années 1980 par le scandale du lamentable attentat meurtrier contre un navire de Greenpeace1 en Nouvelle-Zélande, s’affiche aujourd’hui fièrement comme « protectrice de la France ». Son organisation a été toilettée par un arrêté en 2022. Un nouveau siège est en construction à Vincennes, en proche banlieue parisienne, pour remplacer à l’horizon 2030 la vieille caserne du boulevard Mortier, dans le XXe arrondissement, surnommée « la Piscine » (car elle jouxte celle, bien liquide cette fois, des Tourelles). L’objectif de mon service, avec l’aval du président de la République, était de neutraliser cette structure [la cellule de l’État islamique responsable des attaques] pour l’empêcher de commettre de nouveaux attentats. À mon départ, en mai 2017, 90 % avaient été éliminés. Bernard Bajolet, ancien directeur de la DGSE Bernard Bajolet, 76 ans aujourd’hui, nommé par François Hollande à la tête de la DGSE d’avril 2013 à mai 2017, c’est l’image de l’élite française d’après la guerre froide, qui avait un peu espéré la fin de l’histoire et commencé à croire à un monde apaisé. L’homme, élégant et courtois, qui parle anglais, italien, allemand, arabe et serbo-croate ; utilise toujours les mots choisis et précis du diplomate, mais c’est pour raconter du brutal. Après les attaques du 13 Novembre, la DGSE a piloté la traque des cerveaux des attentats, la « cellule des opérations extérieures » de l’État islamique2 et a largement contribué à mettre fin aux jours d’une dizaine de cadres. « L’objectif de mon service, avec l’aval du président de la République, était, dit-il aux Jours, de neutraliser cette structure pour l’empêcher de commettre de nouveaux attentats. À mon départ, en mai 2017, 90 % avaient été éliminés. Les 10 % restants le seront quelques mois après mon départ. Ces cibles ont été traitées par nos forces armées ou celles de la coalition, mais dans tous les cas, principalement sur renseignements DGSE. » Exit notamment le Syrien Mohammed Al-Adnani, sorte de « ministre des attentats » de l’EI, et le Belge Oussama Atar, chef de la cellule. On est assez loin des réceptions de l’ambassadeur, et la froideur d’aujourd’hui est peut-être née de l’effroi de l’attaque. Locaux de la DGSE Salle de veille dans les locaux de la DGSE, boulevard Mortier à Paris, en mars 2015 — Photo Eric Dessons/JDD/Sipa. Le 13 novembre 2015, Bernard Bajolet est en déplacement au Cameroun. Il revient dare-dare à Paris pour constater que la DGSE a loupé le commando de tueurs alors qu’elle connaissait et avait fiché sept de ses dix membres, infiltrés incognito en Europe, notamment son chef, le Belge Abdelhamid Abaaoud. L’État, le Président ou des ministres ont-il tenu Bajolet pour responsable du 13 Novembre ? « Non. Mais moi, je me le suis reproché », dit-il aux Jours. Au procès des attaques, il avait déjà parlé de « sentiment d’échec ». « Il y a eu un grave échec pour mon service, mais il n’y a pas eu de faille. Il y aurait eu une faille s’il y avait eu une information non exploitée, un renseignement fourni par un de nos partenaires qui aurait été négligé, une interception téléphonique dont l’importance nous aurait échappé, une source humaine qui nous aurait dit quelque chose que nous n’aurions pas pris en considération. Nous n’avons rien décelé de tout cela dans notre retour d’expérience. » La DGSE savait que l’État islamique préparait une attaque mais pas ce qui se tramait exactement, tout simplement. Si problème il y a eu, dit-il, c’était début 2015 quand la DGSE, mobilisée sur les suites de l’attaque de Charlie, avait sous-traité entièrement à la Belgique le traitement d’une information sur les préparatifs d’un autre attentat. Déclenchant des arrestations trop tôt, les Belges ont alors permis à Abaaoud de s’échapper, assure-t-il. La leçon a été ensuite retenue et on a donc recruté pour ne plus avoir à sous-traiter. Deux lois sur le renseignement ont légalisé la mise en œuvre de techniques de surveillance très avancées, voire très intrusives, comme l’interception de conversations téléphoniques grâce aux « Imsi-catchers » Bernard Bajolet a appuyé de toutes ses forces la loi sur le renseignement de juillet 2015 sur laquelle l’ensemble des dirigeants politiques n’étaient pas très chauds, avant de devenir unanimes après les attentats de janvier 2015. Cette loi, renforcée par une autre en 2021, légalise la mise en œuvre de techniques très poussées, notamment la surveillance d’internet par algorithmes, mais aussi d’autres pratiques très intrusives comme l’interception de conversations téléphoniques dans tout un périmètre par un outil appelé « Imsi-catcher », le tout moyennant un avis consultatif d’une commission et l’autorisation de Matignon. Bernard Bajolet défend aujourd’hui ce dispositif, soulignant qu’à ses yeux, il est le plus contraignant dans les grandes démocraties. La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignements (CNCTR), qui voit monter le flot de la surveillance (24 000 personnes surveillées en 2024, par tous les services de renseignement, dont la DGSE, selon le rapport officiel), a d’après lui freiné les ardeurs de son ancien service… dans des décisions classées secrètes. « Je peux vous assurer que le contrôle est rigoureux », assure Bernard Bajolet. Bernard Bajolet Bernard Bajolet, ex-directeur des services secrets français, à la brasserie Le Hibou, dans le VIe arrondissement de Paris, le 5 novembre 2025 — Photo Laura Stevens/Modds pour Les Jours. Il demeure qu’un gouvernement autoritaire pourra légalement passer outre les avis de la CNCTR et peupler de parlementaires dévoués ladite commission. Le citoyen a-t-il aujourd’hui la garantie que la DGSE ne puisse être utilisée comme un instrument d’oppression par un éventuel pouvoir extrémiste ? « Il y a des garde-fous, affirme Bernard Bajolet. La CNCTR est composée de deux conseillers d’État, deux magistrats de la Cour de cassation, une personnalité qualifiée choisie pour sa compétence, deux sénateurs et deux députés, désignés pour assurer une représentation pluraliste du Parlement (c’est-à-dire comprenant deux parlementaires de l’opposition). Puis il y a toute l’administration, ceux que les politiques appellent l’État profond, et qui ne passera pas à l’extrême droite si celle-ci arrivait au pouvoir. Pareil pour l’extrême gauche, d’ailleurs. » Même si un patron de la DGSE « politique » était nommé, Bajolet veut croire que « les gens de la DGSE, qui sont dévoués à l’État, à la démocratie, à la République et sont formés au respect de l’État de droit, n’accepteront pas de faire n’importe quoi ». Tout le monde n’a pas cette confiance, tant l’histoire montre à quelle vitesse peut basculer une administration démocratique. Bernard Bajolet lui-même aurait, selon la justice, abusé des pouvoirs des agents secrets, dans une affaire certes très spécifique, le litige de la DGSE avec un homme d’affaires qu’elle présente comme un escroc, Alain Duménil. Les services lui avaient imprudemment confié la gestion d’un « magot » secret constitué après la Première Guerre mondiale mais il a disparu et Bajolet est poursuivi pour avoir envoyé deux agents exercer une pression sur cet homme en 2016. Alain Duménil a porté plainte et Bernard Bajolet était jugé ces 6 et 7 novembre 2025 à Bobigny pour « complicité de tentative d’extorsion ». Il nie toute infraction. La procureure Fanny Bussac a demandé contre lui six à huit mois de prison de sursis sans inscription au casier judiciaire. Le jugement sera rendu le 8 janvier 2026. Avec le recul, je considère que j’ai été trop focalisé sur la lutte contre le terrorisme et la situation en Afrique ou au Moyen-Orient. Bernard Bajolet Ce n’est pas le seul point noir de son passage dans la maison. Depuis qu’il est parti, les services secrets français ont dû changer leur sujet principal, sous la pression des événements. C’est bien sûr vers la menace russe que se tourne la DGSE désormais, depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022. Les services français, bien que parfaitement documentés alors sur le déploiement militaire russe, n’ont pas eu la même analyse que Washington ou Londres sur l’imminence d’une attaque, un manquement récemment souligné dans un rapport parlementaire. Bernard Bajolet, qui a connu en 2014 les débuts de l’invasion russe en Ukraine dans le Donbass et de la Crimée, reconnaît très honnêtement avoir eu aussi un certain aveuglement à l’époque. La DGSE coopérait alors avec les services russes, relate-t-il, sur la question des jihadistes. Il se souvient de rencontres à Moscou, où il faisait part aux Russes de l’importance de leur lien à l’Europe. « On leur passait des informations, mais jamais ils n’ont renvoyé l’ascenseur. On le faisait quand même, car on se disait “ce sera toujours utile”. » Il admet avoir manqué quelque chose. « Avec le recul, je considère que j’ai été trop focalisé sur la lutte contre le terrorisme et la situation en Afrique ou au Moyen-Orient. Je vous avoue une faiblesse : j’ai toujours été fasciné par la Russie, sur les plans historique et culturel. Pour autant, je ne comprenais pas les options stratégiques de Poutine, qui se tournait vers la Chine, au risque de s’en faire le vassal. » Il admet donc n’avoir pas anticipé l’invasion de l’Ukraine. Le 13 novembre 2015, ce fut donc aussi cela, un monstre qui en a caché un autre bien plus énorme, aux yeux du patron des services secrets… mais aussi de beaucoup d’autres dirigeants français. Le diplomate-espion fut bien l’homme d’une époque, où les périls ont changé. 13 Novembre Bernard Bajolet DGSE Paris attentat justice terrorisme traumatismes État islamique 2015-2025 : leur 13 Novembre Une décennie a passé, les témoins parlent. Au Fonds de garantie des victimes, « une forme de maltraitance » envers les rescapés Au Fonds de garantie des victimes, « une forme de maltraitance » envers les rescapés Dix ans après, « Les Jours » recueillent l’écho des attentats du 13 novembre 2015. Aujourd’hui, des expertises traumatisantes et des indemnisations qui tardent. Épisode n° 6 Depuis les attentats, l’après-guerre de la médecine d’urgence Depuis les attentats, l’après-guerre de la médecine d’urgence Dix ans après, « Les Jours » recueillent l’écho des attentats du 13 novembre 2015. Aujourd’hui, chirurgie de guerre et stratégies de crise. Épisode n° 4 Les Jours Recrutement Mentions légales Nous contacter « Les Jours », c’est quoi ? 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